Soulay Thiâ’Nguel, lauréat du Prix RFI Théâtre 2020 pour «La Cargaison»

« Je suis arrivé à l’écriture théâtrale par effraction. » L’auteur et metteur en scène Souleymane Bah, 46 ans, reçoit ce dimanche 27 septembre au Festival des Francophonies, Les Zébrures d’Automne, à Limoges, le Prix RFI Théâtre 2020 pour La Cargaison. Le texte de l’écrivain guinéen, exilé en France depuis quatre ans, nous invite à une « déambulation macabre » peuplée de destins brisés, échoués quelque part. 

Détendu et déterminé à la fois, doté d’une aisance de choisir les mots et de prendre la parole, lors de notre rencontre avec le lauréat, la forte personnalité de Souleymane Bah s’impose dès la première phrase. Encore plus grande que sa joie d’avoir remporté le prix RFI-Théâtre est sa fierté d’avoir relevé un défi qui lui semblait longtemps de l’ordre de l’impossible.

« Cela signifie pour moi la reconnaissance de mon travail en tant qu’auteur. Évidemment, j’ai déjà une longue carrière de metteur en scène, mais j’ai commencé à écrire pour le théâtre très récemment, en 2016. Pour moi, l’écriture théâtrale a été toujours quelque chose dont j’ai eu peur. Je dis souvent : je suis arrivé à l’écriture théâtrale par effraction. Avoir ce prix est une reconnaissance, un énorme plaisir et un grand honneur. »

Une fable politique

Le texte lauréat, La Cargaison, est une fable politique, dans la même veine que sa pièce précédente, Danse avec le diable, présentée par RFI au Festival d’Avignon 2019 dans le cercle de lecture Ça va, ça va le monde ! Dans La Cargaison, l’obsession de l’auteur pour les détails est palpable dès le titre, annoté d’une remarque sur la chronologie du texte à respecter. Visiblement, l’ordre des événements historiques est sacré pour Souleymane Bah : « C’est quelque chose de très important dans le cadre de cette pièce. C’est une polyphonie. Plusieurs corps et objets prennent la parole, des gens qui sont morts, sans oublier tout ce qui est autour des corps : des cimetières, des corbillards, etc. Pour moi, la parole de tous ces objets et de toutes ces personnes n’est pas forcément une parole ordonnée telle que je l’ai ordonnée. C’est-à-dire que le cimetière a peut-être parlé plus tôt que le corbillard ou inversement. Ou peut-être tous sont en train de parler au même moment. Ils ne sont pas obligés d’écouter les uns les autres. Donc, la chronologie que j’ai mise dans la pièce est simplement là, parce qu’on a besoin d’une chronologie. Après, chaque metteur en scène a la liberté d’utiliser la chronologie qu’il veut. »

« Coincés dans un monde qui n’est pas le nôtre »

La pièce parle de gens « coincés dans un monde qui n’est pas le nôtre ». C’est un monde sinistre, mortifère, rythmé par les souffrances, les complaintes et le désespoir total de gens échoués quelque part. Cette « déambulation macabre » suscite un univers terrifiant pas tout à fait mis au monde par l’auteur.

« La pièce est fortement inspirée de l’assassinat de onze jeunes Guinéens après une manifestation en octobre 2019 dans le cadre de la lutte du changement de la constitution et la volonté du chef de l’État guinéen actuel de briguer un troisième mandat. Les corps des onze jeunes ont été pris au piège par les deux extrêmes : le mouvement FNDC qui lutte contre le changement de la Constitution [permettant à Alpha Condé de briguer un troisième mandat présidentiel, ndlr], voulait offrir à ces corps des funérailles grandioses. De l’autre côté, l’Etat, le pouvoir, n’a pas envie que les choses se passent ainsi, parce que cela montrerait aux yeux du monde le caractère répressif de l’Etat. Les corps ont été pris dans ce piège-là et ils ont eu du mal à être enterrés. Certains étaient même en situation de décomposition. La pièce est fortement inspirée de ces cadavres qu’on a pendant très longtemps trimballés entre un hôpital et un autre… »

Pour rendre compte de cette terrible histoire, Souleymane Bah cherche à sublimer le réel, susciter des émotions émanant des corps et des paroles. « À un moment donné, ces corps deviennent des symboles d’une lutte politique. La question que je me pose : les corps, ont-ils vraiment envie de rester ou de devenir cet endroit où les deux pouvoirs luttent pour soit conserver le pouvoir, soit pour arracher le pouvoir de l’autre ? George Floyd aux États-Unis ou Adama Traoré en France, les corps de ces deux personnes sont devenus des symboles d’une lutte politique. Est-ce que George Floyd, là où il est couché, où Adama Traoré dans son cercueil, est-ce qu’il aurait voulu de rester dans cette situation-là ? »

Le style d’écriture de La Cargaison oscille entre poésie et punchlines. L’héritage d’un auteur qui a longtemps écrit pour l’hebdomadaire satirique Le Lynx en Guinée et continue d’être prolifique dans ce domaine. Même avant le prologue de La Cargaison, on découvre une pyramide de mots, un poème qui ne dit pas son nom. Ensuite, il fait surgir des passages dignes d’une chanson de rap : « ça tire », « ça mord », « ça meurt ».

« Oui, c’est un peu des punchlines. J’écris beaucoup de satires, des chroniques pour une radio satirique guinéenne. Donc, j’aime beaucoup jouer avec les mots, cette force de frapper qu’un mot peut avoir. Chaque personnage arrive avec sa propre émotion et son propre vocabulaire et sa propre langue. Cette alternance entre des moments de poésie, de cruauté dans les mots et des moments de violence, est construite sur l’univers de chaque personnage. »

Le théâtre

Souleymane Bah et le théâtre, c’est une longue histoire. Né en 1973 à Conakry, il sera l’ainé d’une fratrie de 14 enfants. Ses parents sont originaires d’un petit village, Tchianguel. Et pour Souleymane, se diriger vers le théâtre n’allait pas de soi.  

« Pour mon père, le théâtre était un peu compliqué à accepter. Je suis issu d’une communauté, les Peuls, où, souvent, on associe le théâtre, soit à quelque chose de l’ordre de la banalité, où l’on joue, danse… Et d’un point de vue très islamique, cela ne peut être fait que par les supports de Satan. Donc, cela a été quelque chose qui était compliqué pour moi. Mais, au départ, le théâtre est venu vers moi par l’écriture. Ce qui est paradoxal. Avant l’écriture, je me suis mis d’abord à la mise en scène. J’ai toujours eu peur de prendre la plume pour écrire. »

Mais comme il avait envie de raconter des choses, il s’est mis à écrire, pas des romans, mais des pièces de théâtre : « En Guinée, les gens ne sont pas connus pour être de grands lecteurs. Ainsi, le théâtre devient en fait l’outil le plus “simple” qui permet de transmettre le message que j’ai envie de transmettre, sans qu’il y ait une contrainte de lecture pour les gens dans un pays où la lecture n’est pas le point fort. »

Le mentor Djibril Tamsir Niane

Dès le lycée, Souleymane Bah a créé une compagnie de théâtre. Le choix du nom de la troupe n’était pas innocent : Djibril Tamsir Niane. Né en 1932, cet éminent historien et auteur de théâtre a été emprisonné sous le régime de Sékou Touré pour ses écrits avant de s’exiler dans les années 1970 au Sénégal. Il sera un guide spirituel pour le jeune Souleymane.

« La décision de donner son nom à la troupe était la volonté d’honorer ce monument qui est reconnu en Guinée, mais aussi en dehors du pays, comme l’un des plus grands historiens de l’Afrique. Après, il s’est créé une complicité, une proximité avec cet homme qui m’a guidé dans énormément de choses : ma façon d’écrire, de percevoir la Guinée, il a vécu la prison… Par le plus grand hasard, après l’avoir connu plus tard, je vais faire un travail avec une de ses filles, une ancienne comédienne de Peter Brook, qui arrive avec un grand projet théâtral en Guinée. Moi, je me retrouve dedans, en portant le personnage principal de sa pièce. À l’époque, on est venu jouer la pièce ici à Limoges, au Festival des Francophonies. »

L’exil en France

Après avoir grandi en Guinée et reçu son diplôme de journaliste à l’université de Conakry, il a étudié et fait son doctorat en sciences de l’information et de la communication en France, à l’université de Lyon, avant de retourner dans son pays natal. Mais, suite à son travail en tant que responsable de la communication du principal parti d’opposition en Guinée, l’UFDG, il est accusé et condamné par contumace à la réclusion criminelle à perpétuité. Réfugié en France depuis 2016, son talent artistique a pris son essor autour des thèmes de la Guinée et de l’exil : « La Guinée est quelque chose en moi et restera toujours en moi. C’est un pays avec lequel j’ai une relation fusionnelle. Dans toute ma vie, prendre le chemin de l’exil a été – peut-être après le décès de mon père récemment – la chose la plus violente. Quitter la Guinée était terrible. Mais, après, je suis issu d’une famille très croyante. J’ai été éduqué dans la croyance que ce qu’arrive à l’être humain était pré-écrit, c’est la destinée. Donc, je pars du principe aussi que ce qui est arrivé devrait arriver. »

Transformer les difficultés en opportunité

Depuis son exil en France, il essaie de transformer les difficultés en opportunité. « Le prix RFI-Théâtre correspond à cela. En m’exilant en France, j’avais écrit qu’une seule pièce de théâtre. Depuis quatre ans, j’ai écrit chaque année une pièce. Si j’étais resté en Guinée, je n’aurais certainement pas eu le temps de le faire. Les gens qui te mettent en exil partent du principe que tu pars et ils te démolissent. Tout ce à quoi tu crois s’arrête. Tu n’es plus rien. Et c’est cela que je refuse. Et le théâtre m’a permis cela : je continue à exister et à vivre et à faire ce que j’aime faire. »

Il parle six langues, poular, maninka, soussou, anglais et même un peu l’arabe, mais avec le français, il a un rapport très particulier. « Comme tous les jeunes issus des pays que la France a colonisés, au départ, j’avais un rapport “conflictuel” avec la France. Mais, moi, j’ai adopté très vite la langue française. Pour moi, la langue française est un moyen de vivre le monde que je ne peux pas vivre ou que j’ai du mal à vivre dans ma propre langue, parce qu’il y a des codes, une certaine restriction de liberté. La langue française me permet cette liberté. »

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