Le gouvernement guinéen et le duo Guiter-Ebomaf ont signé deux contrats de bitumage des routes Mandiana-Kankan, d’une part, et Kankan-Kissidougou, d’autre part. Ce, depuis une décennie ! Mais les travaux sont à l’arrêt en dépit des financements décaissés. À ce jour, l’attention des usagers et des populations pour cette interminable pose d’asphalte est très forte. En cette période des pluies, le triangle Mandiana-Kankan-Kissidougou est devenu aussi anxiogène que cauchemardesque. Anxiogène, pour les populations mais aussi pour les sociétés concernées, invitées par les nouvelles autorités guinéennes à achever les travaux lorsque les fonds versés n’étaient plus disponibles. À qui la faute ? Deux journalistes, en séjour dans la région, plus près de la réalité, font des observations étonnantes.
Si vous souhaitez visiter la région, mieux vaut, pour ceux qui en ont les moyens, prendre un hélicoptère pour éviter de s’exposer aux dangers récurrents de « la route de l’enfer », telle qu’on la nomme dans le Wassoulou et le Nabaya. Les deux tronçons sont jonchés, non pas de nids-de-poule, mais de véritables cratères, qui posent un épineux problème de trafic interurbain (voir galerie photos).
Les trous béants, très répandus le long de ces pistes rurales, provoquent de graves accidents, avec dégâts matériels et perte en vies humaines. Le tout dernier accident, vécu au district de Kounankoro, date du 29 avril 2022, sur le tronçon Kankan-Kissidougou. Une personne en est morte et vingt-quatre autres blessées. À force de ralentir, tourner dans tous les sens, pour éviter les trous, c’est un bolide, immatriculé RC-8275-T, qui a terminé sa course dans le ravin, au niveau d’un pont. De tels accidents sont monnaie courante dans la région. C’est peu dire que ces deux tronçons restent quasi-impraticables en cette période où les fortes pluies s’annoncent.
Axe Kankan-Mandiana
C’est le contrat le plus avancé (sans rire) avec une quarantaine de kilomètres goudronnés sur les 100 initialement prévus. En dix ans, Guiter SA n’a pas réussi à pousser le travail jusqu’à Kodiéran (sous-préfecture située à 60 km de Kankan). Là également, trois des cinq lots que comporte le trajet n’ont pas un seul mètre de bitume et connaissent un problème de raccordement (Sanfina, Kouroukoro, Kodiéran).
Pis, de la sous-préfecture de Kodiéran à Mandiana, il n’y a que boue, trous ou poussière (selon l’alternance des saisons). Récemment interpellée par le ministre des Infrastructures et des Transports, la Guinéenne de Terrassement Routier a été sommée de se redéployer sur cet axe afin de terminer, enfin, ce contrat sempiternel.
Il est clair que depuis, quelques équipements sont visibles sur le terrain. Mais c’est davantage pour marquer la présence que pour redémarrer véritablement l’activité. Au niveau des lots non bitumés, on y voit aussi de la ferraille déglinguée, en passe d’être utilisée pour ériger des ponceaux ou pour établir du remblai. On a aussi remarqué, à l’entrée de Kodiéran, la pose d’une première couche de forme, sur 400 mètres environ, annonciatrice de l’introuvable couche de roulement. Hormis ces actions isolées, censées contenter les populations et les autorités, il n’y a pas d’avancée en dépit de l’ordre donné par l’autorité centrale. On peut dire que le constat général est atterrant : les ouvriers de Guiter SA font de petits entretiens, s’ils ne se tournent pas les pouces pour attendre que le miracle se produise !
Cela dit, de Kodiéran à Mandiana, long de 44 km, on ne voit ni engins, ni ouvriers et encore moins de bitume. Il n’y a qu’une « lutte infernale » contre la mort pour les dizaines de conducteurs et de passagers journaliers, qui s’obligent à pratiquer ce trajet de tous les dangers et de toutes les vicissitudes.
Axe Kankan-Kissidougou
En Haute-Guinée, cette piste est depuis des lustres le cauchemar des automobilistes et des motards, une source d’inquiétude pour les passagers et pour les conducteurs d’engins roulants, la hantise des populations et la préoccupation des autorités.
Sur cette voie, ralentir pour éviter les cratères géants et les nids-de-poule peut s’avérer utile mais c’est souvent peine perdue car il n’y a pas sur cette piste un seul mètre qui ne soit traversé par une crevasse. Chaque année, des centaines de véhicules finissent leur mouvement dans le ravin. C’est l’une des rares routes du pays où l’on n’a pas encore posé un seul centimètre de bitume. Seuls 35 km ont été déblayés par Ebomaf sur les 194 que compte le trajet.
Interrogés, des conducteurs de véhicules ne cachent pas leur profonde inquiétude. « En saison des pluies, il faut deux jours pour rallier Kankan à Kissidougou et inversement. Généralement, le trajet est complètement bloqué au niveau de la localité de Tokonou. Les automobilistes y passent des jours avant de traverser ce bourbier. Il n’y a pas d’alternative au goudronnage. Nous demandons aux autorités de nous aider. Avec le goudron, nous roulons pendant 4 heures 50 minutes tout au plus, vu que ladite route fait 194 kilomètres », témoigne Lancinè Kaba, camionneur de son état.
« Dans les années ’80, il fallait 4h pour faire la distance Kissidougou-Kankan. En saison sèche, il faut actuellement toute une journée et ce, dans un interminable nuage de poussière. À l’hivernage, deux jours ou plus, avec tous les risques encourus. Nous venons de perdre un des nôtres sur cette route suite à un accident. Ceci est devenu le quotidien des usagers ici », rappelle Fodé Kéita, un enseignant à la retraite établi à Kankan.
Au volant de son camion, Nansona Condé ne fait pas dans la dentelle : « Je pratique cette route depuis 10 ans. La souffrance est la même. Elle est vraiment dans un piteux état. Quand je quitte Kankan à 7h, j’arrive à Kissidougou aux environs de minuit, cela pendant la saison sèche. En saison des pluies, je peux passer parfois deux à trois jours avant d’arriver à Kissidougou. Du village de Sansanbaya à Kissidougou-centre, le calvaire est intenable. Certains conducteurs choisissent de passer par la voie Macenta-Konsankörö-Kankan qui n’est pas aussi aisée. Le président Alpha Condé avait confié le goudronnage du tronçon Kankan-Kissidougou à des sociétés, mais on n’a vu qu’un terrassement sur 35 km. Depuis, elles ont plié bagages, c’est déplorable ».
À qui profite le crime ?
Les contrats de goudronnage de l’axe Kankan-Mandiana (100 km) et Kankan-Kissidougou (194 km) ont été approuvés le 30 décembre 2013, après visite de terrain et autres procédures. Le premier contrat pour 184 millions d’euros et le second pour 305 millions d’euros. La pose de la première pierre a été faite le 24 juin 2014, pour une durée d’exécution de deux ans.
De nos jours, sur l’ensemble des de ces contrats, seuls 45 km sont goudronnées sur les 294 km initialement prévus. Moins de 16% d’exécution. Cependant, le financement du premier contrat avait été débloqué. Mais sur celui relatif au second contrat, 65 millions d’euros avaient été dégagés.
Il y a une responsabilité à situer car des deniers publics ont été consentis à des projets d’intérêt public non exécutés. Les deux partenaires adjudicateurs, Guiter SA et Ebomaf, se renvoient la responsabilité et s’accusent mutuellement de tous les péchés d’Israël. Le PDG de Guiter SA, Ansoumane Kaba, demande un audit systématique des deux routes pendant que le patron d’Ebomaf, le burkinabé Mahamadou Bonkoungou, taxe la Guinéenne de Terrassement Routier d’égoïsme, d’inexpérience et de torpillage.
L’homme d’affaires burkinabé précise que « pour une question d’apprentissage d’une certaine société nommée Guiter SA, il m’a été proposé d’associer cette société qui, j’estime d’ailleurs, n’a aucune expérience technique en matière de construction de route. J’ai importé, à travers le Port de Conakry, 50 conteneurs de bitume et je les ai transportés jusqu’au chantier. Mon partenaire Guiter a fait une autre démarche pour récupérer ce contrat. Et les autorités ont dit que Ebomaf pouvait le laisser faire. Alors j’ai signé un chèque de 15 milliards de FG en sa faveur et je lui ai remis les 50 conteneurs, toutes les tonnes de gravier que nous avions concassé ».
Associés d’un jour, ennemis pour toujours
Par médias interposés, Ansoumane Kaba et Mahamadou Bonkoungou se lancent des vertes et des pas mûres. C’est l’État guinéen et les populations qui perdent une occasion de construire des routes névralgiques pour le trafic et les échanges en Haute-Guinée. Il faut dire que, quoique éloignés l’un de l’autre aujourd’hui, ils ont été des alliés. La responsabilité de l’échec de ces projets leur incombe tous les deux. Ce que le pouvoir actuel semble avoir compris. D’où la forte pression qu’il exerce sur Guiter SA pour terminer le tronçon Kankan-Mandiana.
Pression tous azimuts
Au conseil des ministres récemment délocalisé à N’zérékoré, le président de la Transition, le Colonel Mamadi Doumbouya, a exhorté incessamment les tenanciers de contrats routiers à terminer le travail qui est le leur afin de soulager la souffrance des populations avant… les fortes pluies. Comme l’a rapporté le porte-parole du Gouvernement, « sur le sujet relatif au suivi de l’exécution des travaux d’infrastructures, le Chef de l’État a demandé l’accélération des travaux de finition des voiries urbaines et interurbaines avant les grandes pluies pour soulager les populations ».
Précédemment, le ministre des Infrastructures et du Transport a convoqué le PDG de Guiter SA pour lui demander de mettre un point d’honneur à la finalisation de « l’interminable contrat Kankan-Mandiana ». Par ailleurs, Yaya Sow a déploré le fait de détournement de 65 millions d’euros, que l’entreprise Ebomaf a empochés avant de plier bagages, sans laisser la moindre trace de goudron sur la route Kankan-Kissidougou.
De leur côté, les jeunes de Mandiana ont adressé un mémorandum au CNRD et à son chef pour la réalisation, qui perdure, de cette voirie.
Au moment où nous mettions sous presse, nous apprenions que le PDG de Guiter SA est à Kankan, où sa société dispose de deux bases logistiques. Un déplacement destiné à l’examen des possibilités et à la remobilisation des troupes afin d’obéir aux injonctions si pressantes des autorités de la Transition. Ansoumane Kaba ne rechigne pas à la tâche, selon ses thuriféraires, mais « c’est le fonds qui manque le moins », comme le disait La Fontaine. À qui la faute ? Dossier à suivre !
Par Sambegou Diallo & Gaspard Haba